À Saint-Antoine, dans sa maison nichée au creux d’un vallon, Bruno Gelsomino accueille ceux qui attendent, veillent, espèrent : les accompagnants de l’Hôpital Nord. Depuis trois ans, il fait de son gîte un refuge discret, un lieu d’écoute et de rencontres imprévues.
Voilà maintenant trois ans que j’ai poussé la porte de l’Hôtel du Nord. Au sein de cette (merveilleuse) coopérative, nous sommes une vingtaine d’hébergeur·ses à ouvrir nos maisons dans les quartiers Nord de Marseille. La mienne est située à dix minutes à pied de l’Hôpital Nord. Et ce détail change tout : la plupart des passagers que j’accueille ne sont pas des touristes en vacances, mais des patient·es ou des accompagnant·es. Ils arrivent avec leur inquiétude, leur fatigue et leur espérance. Moi, je leur tends les clés, leur offre de la confiture maison et un coin au calme, un lieu d’évasion.


Un autre tourisme
En rejoignant la coopérative en 2022, je me doutais bien qu’il ne s’agirait pas de faire du tourisme ordinaire. Sinon j’aurais choisi AirBnB. En intégrant l’Hôtel du Nord, j’ai choisi une manière d’accueillir à la fois exigeante – car l’hospitalité implique des règles – et simplissime : être hospitalier, c’est rester soi-même et aimer aller vers l’autre. Parce que les rencontres ont toujours plus de poids que les nuitées. Ici, ne me parlez pas de relation transactionnelle, de client à prestataire. C’est une relation sensible, douce, où chacun met quelque chose sur la table : un mot, un geste, un sourire, une bière, un souvenir. L’hébergement n’est qu’un prétexte.
Et si nous parlons de « passagers » plutôt que de « locataires », c’est parce que ce terme dit mieux ce que nous faisons. Un passager, c’est quelqu’un qui traverse, qui fait halte, qui vit un morceau de chemin avec nous. Il n’est pas seulement là pour dormir, mais pour habiter un instant. À Saint-Antoine, malgré la présence de l’un des plus grands hôpitaux de France, les logements manquent cruellement et les transports en commun sont sous-dimensionnés. L’action d’Hôtel du Nord vient combler ce vide : offrir des lieux d’accueil à taille humaine, ancrés dans la vie des habitants, là où les infrastructures publiques font défaut.


Les passagers
Il y a eu Christian, Québécois, formateur dans le milieu médico-social, tombé chez moi par hasard, le jour où Marseille accueillait le pape et où les prix des hôtels avaient flambé. Il avait débarqué avec une cagette de légumes et des œufs de ses poules. En échange, je lui ai offert un pot de confiture de figues. « Ici, on est loin des clichés sur Marseille Nord. » disait-il. Lui qui promenait sa chienne Pin Up dans les rues du quartier a découvert une vie paisible, loin des gros titres des journaux.
Il y a eu Pauline, arrivée en urgence de Corse parce que son mari avait été hospitalisé. Je ne pouvais pas l’accueillir chez moi, alors j’ai frappé à la porte de mes parents, Louise et Michel, à 700 m de la maison. Ils ont rouvert le petit studio de mon enfance, partagé les cafés du matin, accompagné Pauline jusqu’à l’hôpital, descendu et remonté la côte bien raide à ses côtés. Pauline a trouvé chez eux « une famille, avec un grand F ». Elle devait rester deux nuits, elle est restée treize jours.
Et puis Philippe, venu de Lyon pour une opération délicate, accompagné de sa femme, de leur bébé de neuf mois et de ses parents venus de Bretagne. Une petite expédition familiale. Ce qu’il a retenu ? « On ne peut pas être plus près de l’hôpital. Et dans le quartier, tout le monde se dit bonjour. » Dans une ville qui lui paraissait immense et anonyme, il a trouvé une humanité simple, à hauteur de trottoir.
En marchant vers l’hôpital, sa famille est même passée devant une maison en fête. Les regards se sont croisés, les mots ont suivi, et mes passagers se sont retrouvés invités à l’anniversaire. Ils ont décliné poliment, mais sont repartis amusés et touchés de cette rencontre improbable. Voilà aussi ce qu’est l’hospitalité : des occasions de croiser la vie des autres, parfois juste le temps d’un sourire au portail.
Ombres et lumières
Avec le temps, j’ai compris que l’hospitalité, ce sont surtout des gestes. Aller chercher un passager à l’arrêt de bus, déposer quelqu’un à l’hôpital, proposer de cueillir des prunes dans le jardin, laisser un pot de confiture pour le petit-déjeuner. Et souvent, ce sont eux qui me laissent quelque chose : une invitation en Corse ou en Martinique, un ventilateur, un jus de pomme, un mot.
Un jour, j’ai dû rappeler un passager corse pour lui demander de renouveler le chèque de son séjour : le premier avait été refusé par la banque. Il l’a fait sans hésiter. Dans l’enveloppe, il avait glissé une vieille photo de Calvi des années 50, avec quelques mots en corse inscrits au dos. Je lui avais confié que j’y avais travaillé plusieurs étés et que cette ville me reste chère.
Bien sûr, il y a aussi les moments plus lourds. J’ai le souvenir de Lucie, qui accompagnait son mari pour des séances de radiothérapie. Quelques semaines après son séjour, j’ai appris son décès. Alors je mesure que l’hospitalité n’est pas toujours légère. Elle côtoie la fragilité, la tristesse. Elle fait partie de la vie.

Ce que ça change
Accueillir m’a transformé. J’ai appris à voir Marseille comme je l’aime, à travers les yeux de ceux qui la craignaient comme une ville bétonnée et dangereuse et qui découvrent chez moi un bout de réconfort champêtre. J’ai appris à écouter, à laisser une place, à recevoir autant que je donne, sans jamais rien demander. J’ai vu comment mes passagers faisaient vivre les commerces du quartier grâce au petit guide que je leur laisse. Comment une coopérative comme Hôtel du Nord, et à travers elle Les Oiseaux de passage, tissent un réseau d’hospitalité qui change la manière de voyager.
Et puis il y a aussi la question financière. L’objectif n’est pas de « faire de l’argent », mais il ne faut pas croire non plus qu’il n’y a pas de bénéfice. Avec nos prix doux, nous couvrons nos frais et dans mon cas, surtout la taxe foncière. Ironie du sort : cette contribution, qui grossit d’année en année, je la paie, mais pour très peu de services. Les transports en commun sont déficients, et le ramassage des déchets, déjà fragile à Marseille, a été divisé par deux depuis l’an dernier par décision métropolitaine. Alors accueillir des passagers, c’est aussi une manière de rééquilibrer un peu cette absurdité.
Et puis, il y a toute cette gratitude qu’on reçoit, souvent dès les premiers mots au téléphone, quand j’annonce à un accompagnant qu’il y a une place disponible, tout près de l’Hôpital Nord. Ces remerciements arrivent parfois à des moments inattendus, des semaines ou des mois plus tard. Cet été, alors que de grands incendies ravageaient les collines des quartiers Nord, j’ai reçu plusieurs messages d’anciens passagers qui prenaient des nouvelles, inquiets pour notre maison. Ces attentions-là rappellent que l’hospitalité laisse une trace, des liens qui continuent à vivre, longtemps après le séjour.






Dix minutes à pied
Dix minutes. C’est le temps qui sépare ma maison des portes vitrées de l’Hôpital Nord. Mais c’est aussi le temps nécessaire pour que la rencontre ait lieu. Trois ans plus tard, je sais que ces pas partagés avec mes passagers valent tous les détours du monde.

Bruno Gelsomino, hébergeur sociétaire à l’Hôtel du Nord